Expression, art et expérience du monde .

(Miroslav Tichý.)


L'homme repose toujours en d'autres mains que les siennes . La plupart des hommes l'ignorent – mais celui qui aime lui, le sait . L'homme pense toujours par des structures qui le produisent comme sujet et qui se voilent, ou plutôt que le sujet voile pour s'auto-apparaître comme sans ombilic, comme originaire, comme libre et sans cause . Et pourtant toujours sa vie repose sur d'autres mains, voire sur des mouvements qui lui échappent . Toute la machinerie de son corps accumule lentement les erreurs, accumule comme la mer les galets sur la plage la rumeur de la mort . Il l'ignore, dans un monde qui ne cesse de masquer les solidarités et les dépendances, qui ne cesse de déposer les noms des frères dans l'anonymat – qu'importe qui me transporte, me donne à manger, me donne chaleur et lumière - mais il ne pourrait pas vivre un instant sans le travail des autres qui maintiennent la totalité de sa vie .

Le Système masque les dépendances entre les hommes, parce que les dépendances vitales ont toujours été les sources de liens . Je suis lié à mon père et à ma mère, je suis lié dans un clan à celui qui forge mon épée – homme dont je connais le nom, les ancêtres, qui me connaît et qui fait une arme qui porte elle aussi un nom . Je suis lié à mon chat parce qu'il chauffe mon coeur et ma couche . Le Système est une puissante machine à trancher les liens, à trancher la mémoire et la tradition . Il l'est par soif de pouvoir : les hommes de pouvoir dans le Système veulent le monopole de la dette, veulent le monopole du lien, non par justice ou réciprocité, mais pour que tous soient esclaves sans recours, sans solidarité ni entraide entre eux . Le Système veut que l'homme asservi soit loup pour l'autre homme .

Et dans le Système, on prêche la non-violence, non par esprit de justice, mais parce que les hommes du Système ne peuvent garantir le monopole de la dette, le monopole du lien qui fait l'humain – l'endettement auprès d'un frère, la dette d'honneur, de souffle et de sang, la dette d'amour et de désir des amants – que par le monopole plus visible de la violence légitime . Le Système aime les gardes sur-armés et les citoyens désarmés, non-violents et pacifiques . Les hommes sans dette d'honneur, des hommes qui ne se rendent pas justice . « Ne vous rendez pas justice vous-même », tel est le langage de l'homme résigné, domestiqué .

L'homme qui appelle à la fondation d'un clan en ce monde n'est pas nécessairement un homme assoiffé de puissance, un homme cruel . Un clan n'est pas une tyrannie . La forme la plus sacrée, la plus élitiste, la plus hiérarchique de toutes les formes d'une société humaine est celle des douze preux de la table ronde, pairs, c'est à dire égaux, libres absolument, si ce n'est de dettes d'honneur et d'amour entre eux, et celle qui a entendu ces paroles : que celui qui veut être le plus grand soit le serviteur de tous . Arthur, croisant Lancelot et Guenièvre nus, endormis dans la forêts, ne commit pas de meurtre, mais fut pris d'une tristesse qui fit la tristesse de Lancelot . L'hommage rendu au roi n'est pas rendu au corps de l'homme qui est Roi, mais au Chakra-Vartin de l'Inde, à Mog Ruiz chez les Celtes : au serviteur de la Roue .

En vérité, il n'est pas de plus haut titre que cela : le Serviteur de la Roue . Et la Roue est la table ronde, les cycles des temps et des saisons et leurs centres, c'est à dire l'alliance indissoluble des couleurs, des parfums et des musiques des mondes autour de la rotation, du tourbillon, de l'aspiration unique au plus Haut désir . La Table ronde dans son essence même de cercle cosmique est l'union des opposés vers le Haut désir . Elle est par essence le oui donné au don du monde, et le signe essentiel de reconnaissance de l'Ange rebelle, le signe de sa filiation et de sa dette . Elle n'est ni la réduction simpliste à la discipline démocratique, ni l'autorité despotique d'un homme .

Être serviteur de la Roue est savoir que les cercles n'auront jamais de fin, qu'aucun mortel ne peut espérer d'autre victoire qu'une bonne mort, et un souvenir dans les chants des bardes, auprès des feux d'hiver et des feux d'été . Le Roi est serviteur de la Roue, et le Barde est serviteur de la Roue, gardien du sang et du souffle des temps passés, qui sans lui disparaîtraient des pensées des mortels . Goethe écrit :


Infini.


Tu ne saurais finir, et c’est ce qui fait ta grandeur ; tu ne commences jamais, c’est ton sort. Ton chant tourne sur lui-même comme la voûte étoilée ; le commencement et la fin sont toujours même chose, et ce que le milieu amène est manifestement ce qui est encore à la fin et qui était au commencement.
Tu es la vraie source poétique des plaisirs, et flot sur flot émanent de toi sans nombre ; une bouche toujours prête aux baisers, un chant cordial qui coule doucement, un gosier que la soif irrite sans cesse, un bon cœur qui s’épanche.
Je consens que le monde entier s’abîme ! Hafiz, c’est avec toi, avec toi seul, que je veux rivaliser. Que plaisirs et peines nous soient communs, à nous, frères jumeaux ! Aimer et boire comme toi sera mon orgueil, sera ma vie.
Et maintenant, animée de ta propre flamme, résonne ô chanson, car tu es plus ancienne, tu es plus nouvelle
!

Les anciens vikings pensaient que toute guerre de l'homme était une fuite devant les crocs d'un loup, était perdue d'avance, et que la seule grandeur était de combattre en son temps, sans s'appuyer sur un espoir faux et menteur, l'espoir d'une fin, d'une lutte finale . Ce genre de discipline ascétique de la pensée est de règle dans les civilisations traditionnelles . Le mépris des normands pour l'espoir se retrouve tant chez Epictète, avec sa clarté sur les choses qui ne dépendent pas de nous, que dans le Hagakure : la mort est l'essence du bushido .

La liberté n'est pas donnée, et au cœur du plus dur esclavage, savoir que l'on combat est le baiser du vent que nul ne peut saisir, de cette liberté qu'aucune main ne peut contraindre, comme aucune main ne peut contraindre le cœur de la jeune femme ou l'écume de la mer .

La vérité du monde moderne est l'esclavage et l'illusion . L'homme de l'illusion se la joue libre à chaque pas titubant . L'homme est un producteur d'illusion, il est dans le monde moderne la forme individuelle du Spectacle . L'ego est complice du Spectacle, et non victime ; car ce que la propagande martèle, c'est ce que chacun veut croire . Croire être libre, croire prendre des décisions, est la règle des rouages du Système, même quand on est un chômeur inscrit au pôle emploi, même quand on est un bureaucrate en retraite après 40 ans au même poste, à crever dans une maison de retraite rurale parfaitement fonctionnelle à cet usage, avec petites marches, ascenseurs, insonorisation, personnels médicaux, télévisions en boucle indéfinie, portes doubles-battants aisées à bloquer pour les brancards et les chaises, chambre froide en sous-sol . Tout est écrit dans l'ordre même du sous-système, et pourtant les rouages veulent croire en leur liberté, veulent croire que celui qui rentre dans une maison de retraite a une autre perspective que le traitement administratif de son agonie puis de son corps, et l'ensemble des industries que ces fonctions standardisées représentent .

Et même par la loi, nul n'est libre d'y échapper . Nul ne peut être assuré de mourir tranquille, loin des standards de mort du Système, en soins palliatifs, où la douleur est théoriquement annihilée . Mais je souffre, je suis souffrance, et il faudrait me tuer l'âme pour me le faire oublier . De plus, nul ne peut choisir d'être enseveli en dehors des lieux réservés, ou si peu . Nul ne peut être brûlé sur un bûcher public, afin que les amis y dansent et s'y embrassent, et les bardes chantent . L'ordre du Système, insensiblement, a enseveli la vie humaine dans le silence d'une chute de neige, d'une glaciation anesthésiée . La liberté qui n'est pas un combat, une souffrance, est illusoire en cet âge . La savoir qui libère est connaissance des liens invisibles qui se multiplient ; il est aussi creusement de l'angoisse d'enfermement . L'homme fuit la douleur ; et l'Ecclésiaste énonce, fatal : qui augmente le savoir augmente la douleur . C'était vrai alors, et c'est plus que jamais la vérité nue .

Pourtant il est bon d'augmenter le savoir, car il est bon d'augmenter la douleur . Le Hagakure dit : il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré . La douleur de la compréhension du monde est la source la plus puissante et la plus profonde la révolte . Cela fait tant de mal d'abord, et cela fait ensuite tant de bien ! Dans la respiration il y a deux grâces, aspirer l’air et s’en délivrer ; l’un oppresse, l’autre soulage : telle est la vie et son merveilleux mélange . Remercie Dieu quand il te presse dans les serres de l'angoisse, et remercie-le quand il te délivre . Il te délivre des mensonges du monde, des ondes de la faveur du siècle . Car c'est du temps perdu que celui qui n'est pas passé à t'embrasser, à parcourir tes paysages .

Il est meilleur d'être le pauvre Roméo, en grand péril de mort, dans les bras de Juliette, que le plus puissant des Capulet, enfermé dans la solitude et l'or . Car le lien des amants est comme le lien de l'homme sacrifiant et du dieu morcelé, un lien du donner et du recevoir, de recevoir grâce sur grâce . L'amant et l'aimée peuvent se donner inépuisablement des mondes, par l'ouverture de leurs mains . Il est heureux celui qui pourrait mourir pour quelqu'un, c'est aussi la voie la plus claire du vassal . Il n'est pas plus haute grandeur pour le mortel que de donner et recevoir la vie, recevoir la vie que donnent tes yeux noirs et ton souffle embué de rosées éternelles, et donner ma vie au culte que je veux te rendre au plus profond de mon cœur, malgré toute la dispersion des mondes et des désirs . Goethe écrit à ce sujet :


Bienheureuse ardeur .


Ne le dites qu’aux sages, parce que le vulgaire est disposé à la moquerie : je veux chanter le vivant qui cherche la mort dans la flamme.
Dans la fraîcheur des nuits d’amour, où tu reçus la vie, où tu la donnas, une étrange impression te saisit, à la clarté du flambeau tranquille.
Tu ne restes plus enfermé dans l’ombre, et un nouveau désir t’entraîne vers un plus haut hyménée.
Nulle distance ne t’arrête, tu viens, tu voles, enchanté ; enfin, amoureux de la lumière, papillon, tu es consumé.
Et tant que tu n’as pas obtenu de mourir pour renaître, tu n’es qu’un hôte obscur de la terre ténébreuse
.

Ces paroles sont à ruminer, comme la mer rumine au pied des falaises sur les siècles des hommes . Mourir à l'illusion moderne est une bonne mort . Certains royaumes de ce monde de mort ne sont visibles qu'à celui qui est déjà mort, et qui habite le monde comme un spectre . Hamlet en est une figure, mort au spectacle de la bonté des hommes par la découverte du meurtre de son père . Les viandes du repas d'obsèques ont été servies froides au banquet du mariage...Hamlet a vu le miroir du Spectacle des convenances se briser devant ses yeux, et ainsi il sait : il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark...comme il y a quelque chose de pourri au Royaume de la Démocratie, de la Science et du Progrès . Il y a dans ce monde de Liberté une odeur de rance, une odeur de vieux, étouffante – une odeur douceâtre de cadavre .

Être ou ne pas être...C'est d'endurer le mal qui ouvre à Hamlet le chemin de la métaphysique et lui rend les morts visibles . Le narcissisme est à l'être ce que l'aveuglement est au visible, il rend inapte à effleurer l'être infime, pour ne pas dire à aller résolument au fond de l'inconnu . Une telle voie est une voie du désespoir, mais ce désespoir n'est pas une tristesse ou une mélancolie, il est juste l'abandon des illusions du Spectacle issu du monde des hommes . Ce dés-espoir est l'ouverture de la source de puissance de l'être au fond de l'homme, une source qui frappe comme la foudre . Ce dés-espoir est le tigre que l'homme noble doit chevaucher .

L'expérience existentielle de l'homme moderne né pour les plus hautes puissances de félicité, et réduit à la fonction d'un monde à la fois écrasant et vide, c'est l'expérience du bloom . Le bloom est l'homme a l'ego spectaculaire, qui vit le vide du monde moderne comme s'il était plein, et comme si le Spectacle était une métaphysique . Il est le monde du comme si, du ou bien ou bien unidimensionnel comme figure de la liberté, il est l'apparence de vie heureuse d'un monde de mort . L'expérience du bloom est l'expérience d'Hamlet, celle de la rupture du miroir .

Le pantin qui a regardé derrière le miroir une fois ne peut plus jouer le jeu sans le souvenir de l'abîme, sans le creusement de l'angoisse . Le fond du désespoir est le fond de l'inconnu, où se trouve les puissances des mondes nouveaux, l'or des printemps . Nous parlons d'être, non de mythe ou de rêve . Toute évocation, toute parole n'est pas une pure question de mots . Le signifiant est le lien entre la voix et l'être, et ainsi la loi devient l'ordre du monde, ou la parole du sage la voie de la réalisation . La poésie est la métaphysique en érection, et la métaphysique et la révolution sont un, sont la négation de la négation, la négation du nihilisme . Si seul un dieu peut encore nous sauver, nous devons périr, ou être des dieux . Le dieu parle, et le signifiant ordonnant la vie est précisément l'art .

S'il peut y avoir aujourd'hui l'avènement d'une esthétique, c'est la recherche de l'expression de ce dicible de l'indicible du Système . Il va falloir trancher entre deux orientations de l'art, une qui est une intensification du Spectacle, et une qui s'en détache et brûle ce qu'il a adoré . Ainsi Hamlet fait jouer une pièce pour faire affleurer la connaissance du crime, et ainsi l'art peut manifester le crime général, impersonnel, qu'est le Système . Shakespeare use du théâtre comme d'un dévoilement, et les voiles de l'art peuvent devenir les voiles noires qui annonceront la mort du Système, mort qui de toutes façons aura lieu, avec ou sans les hommes . Le destin de l'art moderne est d'annoncer la mort du Léviathan, et de désigner les expériences qui peuvent nous mener au delà du miroir .

L'évènement palpable et perpétuel de l'inconnu, cette vie de funambule qui décrit la quête est hyper-concrète en pratique, qu'elle soit théurgie, baisers, folie, sorcellerie, goétie, donjuanisme, fornication, mystique, poésie et j'en passe. Ce n'est pas le contenu qui compte, mais sa puissance à atteindre la transgression qui accomplit .

Comme dit Nietzsche : frères, nous avons l'arc – la corde – la flèche – et peut être : le but .

Vive la mort !

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Nu

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Zinaida Serebriakova